« On ne naît pas bon négociateur, on le devient »
Dans la vie privée et professionnelle, à l’échelle de deux individus ou de plusieurs nations, la négociation occupe une place de choix et prend des formes très diverses. Comment apprend-on à négocier? Que révèlent les travaux scientifiques sur ce sujet? À quoi ressemblera la négociation demain? Éléments de réponse avec Aurélien Colson, professeur à l’ESSEC, où il dirige l’Institut de recherche et d’enseignement sur la négociation (IRENÉ Paris & Singapour).
La négociation peut être politique, commerciale, familiale, etc. Parle-t-on toujours d’un même phénomène ?
Ce qui me frappe est la constance des problèmes de négociation. Quel que soit le contexte, le dilemme entre création et répartition de valeur est présent. Partout se pose aussi la question de l’écoute. Des émotions peuvent apparaître et il faut savoir gérer. C’est bien la transversalité de la négociation qui domine dans le processus. Cela dit, une difficulté propre à la négociation politique existe: des valeurs, des visions du monde, des principes interviennent. Ce sont autant d’éléments avec lesquels le compromis est plus difficile à construire, par rapport à des variables monétaires ou matérielles que l’on peut “couper” en morceaux.
Certes, parce qu’elle est une activité profondément humaine, la négociation repose sur des qualités interpersonnelles dont nous sommes plus ou moins bien dotés. Le fait d’être à l’aise dans la relation aux autres, la capacité à maîtriser ses émotions et à comprendre celles d’autrui, la rapidité à saisir une opportunité sont autant d’atouts. Mais la part de talent “inné” me semble minoritaire – et de plus en plus minoritaire à mesure que s’élèvent le niveau et l’enjeu des négociations. D’une part, ces qualités interpersonnelles peuvent s’améliorer par un travail sur soi. Prendre conscience de l’importance de l’écoute, par exemple, et en travailler les techniques donnent de bons résultats. Idem pour la confiance en soi. D’autre part, et surtout, la négociation se fonde sur un ensemble d’outils, de processus et de méthodes, éclairés par la recherche et validés par l’expérience, qui peuvent être appris.
Existe-t-il une part de talent naturel chez les négociateurs ?
La phase de préparation est-elle la clef de la réussite ?
Une négociation réussie s’appuie sur plusieurs aspects: savoir se préparer, mais aussi construire une séquence de négociation dans le temps, maîtriser les techniques de création et de répartition de valeur, gérer l’échange d’informations, se protéger des principaux biais psychologiques, structurer une équipe de négociateurs, relever le défi d’une négociation multilatérale et des coalitions qui s’y nouent. Il s’agit d’enjeux pour lesquels des méthodes éprouvées existent, peuvent être apprises puis mises en pratique. Avec Alain P. Lempereur, professeur à l’université Brandeis (États-Unis), nous avons voulu les rassembler dans Méthode de négociation.
La plupart d’entre eux participent d’une même erreur: se focaliser sur l’évident au point d’en oublier l’essentiel. En voici un exemple simple: il est évident que le négociateur doit parler, s’exprimer pour convaincre. Mais le négociateur qui vire au moulin à paroles est sûr d’échouer. L’essentiel est d’abord d’écouter: obtenir de l’information – qui vaut de l’or en négociation, pour surmonter les asymétries –, témoigner de l’égard et consolider la relation, et enfin poser un précédent: « je vous ai écouté, et je vous le démontre en reformulant ma compréhension de ce que vous avez dit, à mon tour à présent ». Cette phase d’écoute avant la prise de parole donne les moyens de présenter au mieux ce que l’on s’apprête à dire, précisément pour être le plus convaincant possible, d’ajuster au mieux le point d’ancrage, etc. De même, le fait de se ruer sur le gâteau pour se le partager, avant de tenter de l’agrandir en créant de la valeur. Ou bien de parler du fond sans avoir au préalable prévu un processus et des règles de travail.
Quels réflexes vous paraissent les plus contre-productifs ?
Négociation et spécificités culturelles
Dans un contexte professionnel ou politique, la négociation se joue aussi à l’échelle internationale. Or on ne négocie pas de la même façon entre Français qu’avec un Chinois, un Américain ou un Japonais… Pour Aurélien Colson, « il faut d’abord bien se connaître soi-même, notamment si l’on incarne les caractéristiques habituelles du négociateur français, décrites par Charles Cogan dans son ouvrage French Negotiation Behavior. Dealing with la Grande Nation (USIP Press, 2003). En bons héritiers de Descartes, nous pensons volontiers que négocier consiste à démontrer (par A + B, ou par une dissertation en trois parties) à l’autre qu’il a tort, et que nous avons donc forcément raison. Alors que l’art de la négociation consiste au contraire à laisser l’autre conclure qu’il a raison… de nous donner ce que nous recherchons. »
La dimension culturelle contribue directement à la réussite ou à l’échec de la négociation. Aurélien Colson se souvient d’une situation conflictuelle entre une grande entreprise française et des partenaires japonais : « Les Français étaient très en retard pour fournir aux Japonais un système technologique, lequel était indispensable pour livrer le client final – un pays du Golfe. Lors de la négociation, l’incompatibilité semblait totale entre les Japonais répétant “vous êtes responsables, vous allez payer”, et les Français qui ne pouvaient pas payer les compensations prévues au contrat sans mettre en danger leur entreprise. En rester à cette incompatibilité – payer le montant prévu ou ne pas le payer – promettait l’échec. En écoutant et en posant des questions, il a été possible de comprendre les motivations profondes des Japonais. En fait, ils ne pouvaient accepter que leur réputation paie le prix du retard des Français. Ils ne voulaient pas “perdre la face” devant leur client du Golfe. C’était aux Français de “payer”, en terme de réputation, la honte du retard. Dès lors, il y avait deux variables à la négociation: le montant de la compensation – qui fut très réduit pour les Français – et le prix à payer en terme de réputation – tout étant organisé pour que les Français soient clairement identifiés comme responsables du retard, mais cela les Français y étaient habitués !
Équité ne veut pas dire égalité : il peut y avoir un grand gagnant et un plus petit gagnant. Mais chacun doit s’y retrouver !
La négociation peut parfois basculer dans une forme de manipulation. Quelles sont les précautions à prendre pour éviter cette dérive ?
N’oublions pas que la négociation est un processus qui vise un accord mutuellement satisfaisant. Cela suppose de réunir deux conditions: d’une part, que cet accord soit efficace, c’est-à-dire qu’il génère un contenu auquel ni l’un ni l’autre des négociateurs n’aurait, seul, accès; d’autre part, que la répartition de ce contenu soit équitable pour chacun. Si l’accord est perçu comme efficace et équitable, il a toutes les chances d’être durable, troisième caractère d’une négociation réussie. Équité ne veut pas dire égalité : il peut y avoir un grand gagnant et un plus petit gagnant. Mais chacun doit s’y retrouver, par rapport à la situation qu’il connaîtrait en l’absence d’accord négocié. Reste que cette équité n’est que perçue: des asymétries d’information et des biais peuvent fausser la perception du négociateur, à son détriment. De plus, ces biais peuvent être induits par l’autre négociateur – là commence la manipulation. La plupart des techniques “brutales” de marchandage s’appuient sur un ou plusieurs de ces biais cognitifs. La psychologie sociale explore ces limites de notre rationalité. Pour s’en prémunir, le plus simple est d’en prendre conscience, en lisant un des ouvrages disponibles sur le sujet. Dans Méthode de négociation, nous décryptons une quinzaine de ces tactiques, non pour inciter à les utiliser, mais pour aider à les reconnaître et s’en prémunir.
Les émotions sont parties prenantes de la négociation. Il s’agit d’un processus profondément humain dont on aurait tort d’avoir une lecture purement rationaliste ou utilitariste. Des émotions positives – l’enthousiasme, l’énergie d’un engagement authentique – aident si elles restent sous contrôle. Mais l’enjeu principal concerne les émotions négatives : la colère, la douleur, le ressentiment, la haine. Dès lors, le risque est triple. Le premier est d’ignorer les émotions, ne pas les reconnaître, de ne pas en tenir compte. Surtout dans les situations conflictuelles où les identités personnelles sont en jeu, faire l’impasse sur les émotions conduit davantage au culde-sac dans la négociation. Le deuxième risque est de perdre le contrôle de ses propres émotions, dont il faut être conscient. Le dernier risque, c’est de ne pas trouver une réponse adaptée aux émotions de l’autre. Avant de pouvoir reprendre le travail de résolution de problème, l’essentiel est de passer par une phase de reconnaissance sincère de ces émotions.
Négocier peut s’accompagner de tensions, de stress ou d’agressivité. Quels sont les principaux risques associés aux émotions ?
Quel regard portez-vous sur l’approche “gagnant-gagnant” et la démarche coopérative proposées par le Harvard Program on Negotiation ? Est-ce la bonne attitude, la plus efficace ?
Certains estiment que le “gagnant-gagnant” n’est pas toujours possible – voire que cette approche est un peu naïve. Elle peut néanmoins être tentée. Mais agrandir la taille du gâteau n’empêche pas que surgisse la question de son partage, au contraire. C’est pourquoi une approche “à dominante intégrative” paraît mieux indiquée. Elle veille à créer des gains communs sans ignorer la gestion des moments distributifs, où chacun tâchera de tirer la couverture à soi. Il serait profondément naïf de croire que le “gagnant-perdant” est possible à long terme. Dans tous les pays où j’ai travaillé – plus d’une trentaine à ce jour –, personne n’aime être perdant en négociation. Il est irréaliste de croire que l’autre acceptera longtemps un jeu dans lequel vous gagnez, tandis qu’il perd.